Dîner avec Gare aux coquins
Entretien avec Jean Costa, réalisateur de Gare aux coquins
Quels sont les éléments documentaires et quels sont les éléments fictifs du court ? Comment en êtes-vous à filmer ce périple ?
Ce film part de mon expérience personnelle sur les applications en Corse. Toutes les répliques et toutes les insultes envers Tonio, je les ai moi-même reçues mot pour mot. L’Oracle est une vraie personne que j’ai rencontrée sur les applications et qui m’a amené dans ces lieux de drague (cruising) sur l’île. J’avais demandé à cet homme de rejouer notre rencontre face caméra, dans ce qui allait être un documentaire « fictionnalisé ». Mais deux semaines avant le tournage, il a disparu et ne m’a plus répondu, sans doute par peur des répercussions de s’afficher aussi ouvertement. J’ai alors parlé à Christian Ruspini, un comédien corse qui a accepté de jouer le rôle de l’Oracle. Je me suis toujours intéressé aux frontières entre documentaire et fiction. Si j’avais d’abord en tête un documentaire qui incorpore de la fiction, cet imprévu a renversé l’équation et je me suis mis en tête d’amener du documentaire dans une fiction. Christian m’avait dit que son histoire ressemblait à celle du véritable Oracle et j’ai profité de la scène au sous-sol de la Tour du Capitello pour lui poser des questions sur sa vie personnelle. Ce dialogue est donc une improvisation captée de manière documentaire.
Pourquoi avoir choisi de jouer avec les styles et incorporer des éléments d’animation ?
Depuis le début de l’écriture de ce projet, j’avais envie de travailler avec différents régimes d’images. Je ne voulais pas juste filmer l’écran d’un portable pour les applications, mais je ne voulais pas non plus tomber dans une abstraction trop forte, trop détachée de l’image réelle. On a fait plusieurs tests avec des cartons, du stop motion, avant de se décider pour deux techniques : la création d’une application en peinture 2D qui serait projetée dans la chambre de Tonio (video mapping) quand on voit ce que Tonio regarde en direct ; et la rotoscopie pour les moments où s’extériorise l’intériorité de Tonio : son regard incertain sur les hommes de l’application, et le tourbillon intérieur qui vient percer l’écran. La Corse est un monde dont Tonio ne connait pas les codes et l’animation permet de rendre ce monde « autre » aux yeux des spectateurs. Les profils dans le train peuvent être drôles, mais ils ont aussi quelque chose d’incertain et on sent déjà pointer la violence verbale, raciste, xénophobes, follephobes (contre les gays efféminés), grossophobes, etc.
Comment s’est déroulé le tournage ?
Gare aux coquins est mon premier film en tant que réalisateur et il a été réalisé dans le cadre du Diplôme Universitaire en Écriture, Réalisation et Production de l’IUT de l’Université de Corse en partenariat avec le GREC. C’était un grand défi de réaliser et de jouer dans mon propre film, et cela n’aurait jamais été possible si je n’avais pas une relation d’échange et de confiance avec mon équipe, en particulier avec ma cheffe opératrice Alexandra de Saint Blanquat, mon assistante de mise en scène Madeleine Féret-Fleury, mon scripte Thomas Ducastel et ma directrice de production Juliette Arradon. Le tournage était initialement prévu fin avril 2020 et il a fallu vivre plusieurs semaines dans l’incertitude de la date de tournage, comme tout le monde à cette époque. Finalement nous avons pu tourner rapidement après le premier confinement. La préparation a été un peu raccourcie en conséquence et il a fallu bien évidemment faire tester toute l’équipe. À part un jour de tournage en intérieur, tout le tournage s’est fait en extérieur, ce qui était plus serein niveau sanitaire même s’il a fallu braver quelques grosses chaleurs.
Aimeriez-vous vous refocaliser sur des projets expérimentaux ? À quoi aimeriez-vous vous attaquer par la suite ?
Je suis attiré par les formes hybrides entre documentaire et fiction et par la cohabitation de différents types d’images (archives, dessins, projections, etc.). C’est un aspect de Gare aux coquins qui se retrouvera probablement dans mes prochains projets. Je continue aussi à m’intéresser aux sexualités et à l’intime sur les réseaux et applications. J’ai un projet de docu-fiction en écriture sur la vente d’images pornographiques et érotiques amateurs sur des plateformes comme Onlyfans.com. C’est une forme d’activité à la croisée du travail sexuel, du travail d’influencer et de l’ubérisation du travail de manière générale. Je développe également Cirrus, un court métrage de fiction du genre fantastique qui raconte l’histoire d’un deuil par une recherche d’une dernière image sur fond de fin du monde.
Quel est l’avenir du format court métrage d’après vous ?
Le court métrage en soi a une valeur artistique et culturelle, c’est une forme plus libre, plus éphémère qui mériterait de sortir du seul circuit des festivals ou de la rare diffusion TV. Je ne suis pas partisan de l’idée que le court métrage n’est qu’un tremplin vers le long métrage et que c’est une grande compétition pour savoir qui va faire un long avant l’autre. Mais il y a un déséquilibre grandissant entre le nombre de projets proposés et le nombre de guichets disponibles. On a parfois l’impression que c’est le consensus qui l’emporte et que les projets plus « manuel de scénario » rassurent. La diversité des projets en pâtit et les films se ressemblent de plus en plus aussi bien dans leur sujet que dans leurs formes. Heureusement, certains restent sensibles à d’autres approches même s’il faut se battre. En tant qu’étranger j’essaye d’apporter de fait un autre regard dans mon écriture et je pense que c’est à ça que le court métrage doit servir : faire des propositions différentes, expérimenter.
Demain on reconfine, quels plaisirs culturels conseillez-vous ?
Pendant le premier confinement j’ai été en Corse, donc j’ai profité de la nature et d’avoir du temps pour me remettre au sport. J’ai aussi relu Tonio Kröeger de Thomas Mann, et Bartleby le Scribe de Herman Melville. Pour ceux et celles qui aiment lire, je les recommande. Et si vous voulez des suggestions cinématographiques plus personnelles, je vous recommande aussi des œuvres qui me tiennent à cœur : Le ciel de Suely de Karim Aïnouz, Jeu de scène d’Eduardo Coutinho, et la série Pose de Ryan Murphy, Brad Falchuk et Steven Canals.
Pour voir Gare aux coquins, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F4.