Dernier verre avec K’s Room – the Creation and Destruction of the World (L’espace de K – La création et la destruction du monde)
Entretien avec Wei-Lin Hung, réalisatrice de K’s Room – the Creation and Destruction of the World (L’espace de K – La création et la destruction du monde)
Pourquoi vous êtes-vous inspirée de la vie de Ke Qi-Hua ? Avez-vous donné des cours d’anglais en vous basant sur son livre ?
Ke Qi-Hua était un professeur de grammaire anglaise très connu à Taïwan. Même si son livre la Nouvelle Grammaire Anglaise, publié dans les années 1960, est l’un des manuels d’anglais les plus connus, beaucoup ignorent que Ke a également été victime d’abus commis par la police du régime nationaliste pendant la période totalitaire, connue sous le nom de Terreur blanche. Si ce sujet m’a interpellée, ce n’est pas parce que j’ai utilisé ce manuel pour apprendre ou enseigner l’anglais, mais parce que j’ai eu une véritable prise de conscience en visitant la maison de Ke Qi-Hua. Depuis quelques années, je me focalise sur la Terreur blanche. J’ai visité de nombreux sites historiques et musées consacrés à cette période, y compris la maison de Ke Qi-Hua et de sa famille à Kaohsiung. Tout a été conservé et restauré, de la maison d’édition au rez-de-chaussée à l’espace de vie au-dessus, comme si la famille y vivait toujours. Au cours de la visite, on pouvait entendre dans un enregistrement audio le fils aîné de Ke se rappeler comment il s’est préparé à lui rendre visite en prison pour la première fois, accompagné de sa mère. Il a notamment lu la Nouvelle Grammaire Anglaise en intégralité. Cet enregistrement m’a tout de suite interpellée : lors de leurs retrouvailles, le père et le fils n’ont pas abordé la façon dont la nation leur avait volé dix ans, ce qu’ils avaient perdu ou à quel point ils manquaient l’un à l’autre. Ils ont parlé de grammaire anglaise. Et j’ai compris que la grammaire, bien qu’elle semble très réglementée et pleine de contraintes, était en réalité un pont émotionnel entre le père et le fils. C’est à cet instant que j’ai décidé de me replonger dans ce livre et de tenter de déchiffrer les codes secrets qui y sont distillés.
Comment avez-vous rassemblé et sélectionné les archives ?
Je me suis servie de deux types d’archives dans le film. En premier lieu, les lettres que Ke Qi-Hua a envoyées à sa famille lorsqu’il était emprisonné à Taitung (prison de Taiyuan) et à la prison de l’Île Verte (Ludao). Elles sont désormais conservées au Musée national de l’histoire de Taïwan. J’ai utilisé quelques citations de ses lettres, et notamment des cartes de vœux qu’il a envoyées pour Noël et le Nouvel An, et je les ai mélangées avec des phrases tirées de la Nouvelle Grammaire Anglaise qui évoquent son envie de revoir sa famille. Et d’autre part, je me suis servie des images tournées par Valery Sergei de Beausset lorsque des officiels américains et taïwanais lui ont rendu visite sur l’Île Verte dans les années 1950. La libraire de l’Université Nationale de Taïwan a rassemblé les images et les a rendues accessibles au public sous la forme d’archives numériques : Archives of Valery Sergei de Beausset: Mr. de Beausset Visiting The Green Island (Archives de Valery Sergei de Beausset : M. de Beausset se rend sur l’Île Verte). M. de Beausset a été chef de projet de 1950 à 1957 pour J.G. White Engineering Corporation, une entreprise qui gérait et supervisait le développement économique, industriel et sociétal de Taïwan en tant que point médian du premier archipel à s’opposer au pouvoir communiste. Pendant son séjour à Taïwan, M. de Beausset a accumulé beaucoup de documents, de photographies et d’enregistrements, dont ceux que j’ai utilisés pour ce film. Les films qu’il a tournés en 16 mm sont les dernières images (ou peut-être les seules) montrant l’Île Verte et son camp de travail dans les années 1950. Je les ai utilisés pour mettre en lumière la relation complexe qu’entretenaient le gouvernement chinois et les États-Unis pendant la Guerre froide, une fois la Guerre de Corée terminée. J’ai aussi voulu souligner la manière dont la relation entre les États-Unis et les deux Corées a favorisé l’émergence de la Terreur blanche et la montée en puissance du parti anticommuniste.
Pourquoi aviez-vous envie d’aborder un sujet qui souligne aussi efficacement la toute-puissance des gouvernements par rapport aux citoyens ?
Je suis née dans les années 1980, et j’ai grandi dans les années 1990. J’ai donc vécu à la fois sous la loi martiale et sans la loi martiale. On m’a appris que nous avions des droits, que nous étions libres, mais c’est faux. Après avoir commencé à m’intéresser à l’histoire de Taïwan et notamment à la Terreur blanche et à l’Incident 228, j’ai petit à petit compris que je vivais derrière une façade. Toute ma génération est encore hantée par les fantômes de l’idéologie nationaliste que nous avons apprise sous le régime totalitaire. Pour moi, aborder ces sujets signifie regarder en face le fait que nous avons été mutilés et que seule une prothèse peut nous permettre de retrouver notre mobilité et la mémoire de nos membres amputés afin de ne former à nouveau qu’un.
Aborder le sujet de la persévérance vous intéresse-t-il ? Avez-vous d’autres projets autour de ce thème ?
Je parlerais plutôt du fait « d’être coincé », qui correspond mieux à la situation dans laquelle se trouvait M. Ke. Mais bien sûr, votre esprit et votre âme peuvent rester libres, tandis que votre corps et votre langue sont prisonniers. La Nouvelle Grammaire Anglaise est très utilisée par les jeunes de Taïwan depuis plus de 50 ans. Si Ke Qi-Hua est resté emprisonné pendant près de 17 ans, son esprit et ses pensées ont su briser les murs de sa prison et se matérialiser sous la forme d’un livre de grammaire anglaise. À travers l’apprentissage de l’anglais, le livre sert de catalyseur à la jeunesse de Taïwan et l’invite à partir à la conquête du nouveau monde. Pour ce qui est de mes projets, oui, ils contiennent certains éléments qui font écho à ce thème. Mon nouveau film raconte l’histoire à moitié romancée d’une victime de la Terreur blanche qui a été agressée lorsqu’elle servait dans l’armée. Un des employés de la cour martiale continue d’écrire des jugements dans une cellule de prison vide et l’on peut voir une armée de fantômes errants avec une porte, qui symbolise la culpabilité.
Quel est l’avenir du format court métrage d’après vous ?
Pour moi, le format court métrage permet de développer des idées avec moins de restrictions. Malgré la limite de durée, ils permettent de présenter n’importe quelle idée, sous quelque forme que ce soit. Ils donnent aussi la possibilité d’expérimenter et d’innover, voire de construire un nouveau monde. Je pense, ou du moins j’espère, que les courts métrages peuvent devenir une forme d’expression moins rigide, moins restrictive qu’aujourd’hui afin de dépasser cette règle qui définit actuellement ce que sont les « films ».
Demain on reconfine, quels plaisirs culturels conseillez-vous pour échapper à l’ennui ?
Ma réponse est, et restera toujours, des films, des films et encore des films. À l’époque où la loi martiale était encore en vigueur, les films étaient un moyen pour les habitants de Taïwan d’explorer un monde qui leur était inconnu et d’imaginer un autre futur. En raison de l’épidémie de COVID-19 et de la baisse de la production cinématographique, les cinémas taïwanais ont décidé de projeter de vieux classiques. Cela a permis à la population de revoir des chefs-d’œuvre des années passées, qui ont marqué l’histoire du cinéma. À Taïwan, il nous était encore possible d’aller au cinéma, avec des mesures barrières adéquates. Donc confinement ou non, les films sont un plaisir culturel incontournable.
Pour voir K’s Room – the Creation and Destruction of the World (L’espace de K – La création et la destruction du monde), rendez-vous aux séances de la compétition labo L5.