Lunch avec Sphinx
Entretien avec Tito Gonzalez García, réalisateur de Sphinx
Qu’est-ce qui vous intéressait dans le personnage d’Œdipe et en particulier dans l’épisode de la confrontation au Sphinx ?
Je pense que c’est la question de l’énigme. Je l’ai apprise quand j’étais petit sans trop savoir d’où elle sortait ni ce qu’elle signifiait. La notion de « monstre » est un autre aspect sur lequel je travaille depuis longtemps, c’est Étienne Geoffroy Saint-Hilaire qui définit le premier cette notion du point de vue scientifique plaçant la « différence » sur un nouveau plan d’observation avec son Histoire générale et particulière des anomalies de l’organisation chez l’homme et les animaux. Ce qui m’intéresse à partir de ce moment-là (début XIXe), c’est comment en Occident on cherche à définir ce qui est normal et ce qui ne l’est pas. Chez les Grecs et en particulier dans l’épisode du Sphinx, le monstre possède une vérité que les hommes n’ont pas, du moins le commun des mortels. Personne n’est capable de résoudre l’énigme, c’est donc du « savoir » dont il est question. Œdipe va faire preuve de différence avec les autres humains parce qu’il « sait » et c’est parce qu’il sait qu’il aura le droit d’être le Roi. C’est là que naît toute la complexité de ce mythe, Œdipe croit savoir mais en vérité il ignore le pire : il va épouser sa mère Jocaste. Ce qui est complexe c’est que c’est par ce croisement savoir/ignorer que se jouera sa perte. J’ai voulu placer le désir au centre de cette rencontre, dans mon film c’est par amour qu’Œdipe va résoudre l’énigme et non pas par défi.
Pourquoi vouliez-vous placer l’action au sein d’un ensemble de grands buildings surpeuplés ?
J’ai lu quelque part que l’épisode du Sphinx aux portes de la ville de Thèbes pouvait peut-être représenter métaphoriquement une véritable guerre qui s’est tenue à cet endroit de la Grèce. Alors j’ai interprété le Sphinx comme une armée à lui seul. Quand j’écrivais le scénario, les combats en Syrie et les images d’Alep et de Raqqa sont restées gravés dans ma rétine. Je me suis demandé, si la guerre explosait en France, où se tiendraient les combats ? J’en ai conclu que ce serait en banlieue et que les habitants des quartiers dit « sensibles » seraient les premières victimes. Les barres d’immeubles joueraient un rôle de bouclier. En France cela a un sens symbolique, on met les pauvres en dehors des villes et en cas de guerre ils nous servent de chair à canon, c’est un fait historique.
En 2018 le festival avait présenté votre film Œdipe avec le même acteur dans le rôle-titre, avez-vous fait le tour du mythe ou prévoyez-vous de l’explorer à nouveau dans un prochain projet ?
À la suite du festival de Clermont 2018, j’ai reçu un mail où une directrice de casting me disait avoir vu Œdipe, qu’elle cherchait un premier rôle pour un long métrage et que Theo Kermel l’avait impressionnée. Le résultat est un film de Damien Odoul, Theo et les métamorphoses. C’est un acteur qui travaille depuis des années avec Philippe Flahaut et la compagnie Création Ephémère et qui n’avait pas besoin du cinéma pour prouver son talent, mais disons que le festival de Clermont 2018 lui a permis de trouver une nouvelle piste d’expérimentation et il le mérite largement. Nous avons fait ensemble une trilogie : Œdipe, Les Oracles et Sphinx.
Qu’est-ce qui vous intéressait dans le rapport au religieux et aux rituels ?
Tout. J’ai formé avec ma femme Florencia Grisanti un collectif artistique « Ritual Inhabitual » en 2013 et nous explorons les rapports au rituel et le liens homme et animal. Florencia est taxidermiste, c’est elle qui a conçu le costume du Sphinx comme une forme de prolongation de notre travail artistique tel que nous le traitons au sein du collectif. Souvent dans les rituels il existe une référence à l’animal, directe ou indirecte, mais c’est par l’observation de la nature que des sociétés humaines ont fabriqué des représentations symboliques de l’univers prenant la forme d’une danse, d’un costume, d’une chorégraphie symbolique où les acteurs sont possédés par le message dont ils sont porteurs. Qu’est-ce que ça prouve ? Où cela place-t-il l’humain dans l’échiquier universel ? Nous on aime les observer, les photographier ou les réinterpréter, voilà ce qui nous intéresse en tant qu’artiste.
Comment avez-vous travaillé sur les chorégraphies et les costumes ?
Ce film est aussi l’histoire d’une rencontre et d’une envie. Catherine Goffin, qui est l’assistante réal de Sphinx et une amie, m’a invité pour mon anniversaire au spectacle de François Chaignaud. En écrivant Sphinx j’ai tout de suite su que François était « La » Sphinx (titre original du projet). Nous avons travaillé ensemble au Palais de Tokyo et au 104 la chorégraphie. Nous avons divisé la chorégraphie en 3 parties : animal, masculin et féminin. C’est la possession de ses trois formes qui défile le temps de la chanson composée par Stéphane Fuget. J’ai demandé à Stéphane de penser le morceau comme une pièce de musique baroque mais avec une fin contemporaine qui devait marquer une montée et une chute. Une forme d’éjaculation… François m’a proposé de filmer les improvisations et de choisir en fonction des images ce qui allait rester ou pas. C’est un honneur d’avoir réussi à unir des artistes comme François et Florencia sur un même projet. Ce film est le résultat de ces rencontres. Le costume à l’écriture était une pièce centrale. La logique des temps et des modes aurait voulu un travail en 3D. On a voulu le contraire. Le piège est de voir un homme en costume mais c’est aussi un avantage, le tout est de convaincre le spectateur que ce n’est pas grave. Que c’est bien un être mythologique qu’il a en face. Alors Florencia a invité Manuel Sol Mateo Rivas Alvarez, un performeur mexicain qui réalise ses propres costumes et qui a porté les idées aux tissus, il a compris les enjeux artistiques mais aussi performatifs du costume qui devait aussi « danser ». Enfin, François a aussi identifié les endroits à travailler. C’est un véritable plaisir de filmer avec un costume comme celui-là, chaque fois qu’il entrait en scène c’était un événement pour l’équipe. Ce n’était plus un acteur portant un costume, mais un troisième niveau, c’était un Sphinx sur le plateau.
Quel est l’avenir du format court métrage d’après vous ?
Pendant le confinement on a vu plein de vidéo sur les réseaux sociaux fabriquées par les gens dans l’intimité. C’était souvent des courts métrages et ont les a regardés comme tel. C’est un format qui fait partie de notre quotidien et on ne s’en rend même plus compte, on se lève le matin, on regarde nos téléphones et on regarde des courts métrages… Je ne vois pas l’intérêt à enfermer les courts métrages dans un langage cinématographique. Pour moi le court métrage c’est la liberté du choix du langage pendant un temps assez court pour qu’on veuille bien le voir jusqu’à la fin. Parce qu’on a envie de savoir ce qu’on a voulu nous raconter.
Demain on reconfine, quels plaisirs culturels conseillez-vous pour échapper à l’ennui ?
Au Mexique je me suis mis à la broderie. Punto de cruz… Enfin je ne suis pas encore au top, mais je peux vous promettre que ça relaxe. Je suis de nature anxieuse et j’ai enfin trouvé un moyen de canaliser mon énergie, c’est une sorte de méditation, à mi-chemin entre la psychanalyse et la marijuana. À consommer sans modération.
Pour voir Sphinx, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F6.