Dîner avec La Mécanique des fluides
Entretien avec Gala Hernández López, réalisatrice de La Mécanique des fluides
Qu’est-ce qui vous a décidé à réaliser un film autour des questions que soulevaient les messages laissés par Anathematic Anarchist ? Envisagez-vous de réaliser d’autres films approchant ces questions ?
Mon désir initial était de faire un film sur la solitude connectée propre au capitalisme numérique à travers l’exemple des applications de rencontres. Mais quand j’ai trouvé et lu la lettre de suicide d’Anathematic, qui m’a beaucoup émue, j’ai décidé d’introduire les incels comme interlocuteurs. Ils incarnent pour moi une désolation humaine très sombre, liée à l’atomisation sociale produite par internet et les écrans. Je voulais explorer leurs affects qui résonnaient en moi d’une manière inattendue, car je me suis aussi retrouvée souvent terriblement seule derrière l’écran de mon téléphone portable, obnubilée par son illusion de connectivité et de sociabilité. Les jeunes – de ma génération, la Y, mais c’est encore pire pour la Z – passent de moins en moins de temps avec leurs amis, font moins l’amour et sont plus déprimés et anxieux que jamais. Personnellement, je suis convaincue que la cause de toutes ces tristes transformations est la même : les plateformes numériques, la virtualisation et l’automatisation croissante de nos existences. Mon deuxième court métrage, HODL, porte sur une autre communauté virtuelle très masculine, celle qui gravite autour des cryptomonnaies. En faisant La Mécanique des fluides, j’ai réalisé aussi les contradictions, la complexité de la masculinité en tant que construction socioculturelle. En approchant ces communautés, je voudrais comprendre comment elles participent de la production d’une masculinité patriarcale qui me semble dangereuse autant pour les femmes que pour les hommes.
Comment avez-vous construit la narration, organisé les vidéos et les extraits d’espaces virtuels ?
Le récit s’est construit organiquement, au fur et à mesure que je trouvais des documents sur internet, que je faisais des recherches sur les incels, sur les applications de rencontre, sur les effets des algorithmes sur nos subjectivités (Eva Illouz et bell hooks, surtout, mais aussi Judith Duportail et de nombreux articles scientifiques sur la manosphère). Après un long processus de recherche théorique et d’enquête de terrain, j’ai écrit une voix off qui a donné une première structure au film mais je l’ai réécrite et réarrangée en fonction des vidéos et du matériel que je trouvais sur internet petit à petit. Le problème – et les avantages – de travailler avec internet comme source de contenus est qu’il s’agit d’un processus interminablement ouvert à la sérendipité.
Organisez-vous des démarches allant au-delà de la simple projection du film, comme des expositions artistiques, des rencontres avec le public ou des débats en ligne ou sur les réseaux ?
Le film a déjà été transformé en installation vidéo pour une exposition au festival Filmwinter de Stuttgart, où nous l’avons présenté à côté d’une impression de la lettre d’Anathematic complète (qui n’est pas montrée dans son intégralité dans le film). Il y a eu des rencontres avec le public lors de festivals et autres projections, mais j’aimerais beaucoup qu’il y ait plus de présentations du film dans le milieu du militantisme féministe, car je suis très intéressée de savoir quel genre de débats le film pourrait susciter dans ces cercles-là.
Avez-vous envisagé de faire de La Mécanique des fluides un « spam », de le proposer ou l’intégrer aux algorithmes, etc ?
En raison du sujet traité, j’ai eu peur d’être harcelée par des masculinistes s’ils découvraient le film. J’ai même envisagé de ne pas le signer de mon propre nom à un moment donné. Il est cependant très important pour moi, d’un point de vue politique, que le film soit vu autant que possible, que l’on parle des questions qu’il aborde. Qu’il devienne viral serait réconfortant dans ce sens, car il me semble que le film traite d’une misogynie grandissante qui devrait faire partie du débat public de toute urgence. Mais j’ai encore des doutes sur le devenir public du film. La possibilité de finir par le réinjecter dans le même circuit de diffusion dont il est en quelque sorte issu, c’est-à-dire, YouTube – et ainsi fermer la boucle – m’attire tout autant qu’elle m’effraie.
Quel est votre court métrage de référence ?
C’est une question très difficile… J’admire énormément toute la production théorico-artistique de Hito Steyerl. En France, Gabrielle Stemmer et Chloé Galibert-Laîné ont réalisé des films qui m’ont beaucoup inspirée (Clean With Me (After Dark) et Forensickness, entre autres).
Que représente pour vous le festival de Clermont-Ferrand ?
Une fabuleuse occasion pour le court métrage d’être vu, d’échanger à son sujet avec le public et avec d’autres réalisateurs, de rencontrer d’autres artistes et de découvrir leurs films. Le programme labo, surtout, me semble hallucinant et c’est un réel honneur d’en faire partie.
Pour voir La Mécanique des fluides, rendez-vous aux séances de la compétition labo L4.