Dîner avec Portør (Brancardière)
Entretien avec Lisa Enes, réalisatrice de Portør (Brancardière)
L’hôpital est-il un lieu de travail que vous connaissez bien ? Pourquoi l’avoir choisi pour l’action de votre film ?
En 2016, j’ai commencé à travailler à mi-temps à l’hôpital, comme brancardière – une personne chargée de transporter les patients et les médicaments d’un service à l’autre. Avant cela, je ne connaissais pas du tout cet univers. J’ai été étonnée de constater l’importance de la hiérarchie dans un hôpital, et j’ai pu me rendre compte de ce qu’on ressentait quand on se trouvait en bas de cette échelle. Ce qui m’a fascinée, c’est qu’en tant que brancardier, on n’est pas forcément impliqué dans les drames qui se nouent à l’hôpital, mais on observe tout ce qui se passe en coulisses. C’est un métier intéressant parce que le brancardier navigue d’un rôle social à un autre, et aussi entre la vie et la mort. En dehors du travail, on peut aussi avoir plusieurs vies séparées, mais ce qui est unique à l’hôpital, c’est que toutes les classes sociales s’y rencontrent. J’ai beaucoup appris de ce travail et mon expérience des couloirs de l’hôpital constitue le socle de mon film, Portør.
Qu’est-ce qui vous a inspiré le personnage de Mai Linn ?
Avec ce film, je voulais engager une réflexion sur le fait que chacun a besoin d’être vu. Le brancardier voit tout ce qui se passe dans un hôpital, mais personne ne le voit, lui. Je voulais parler de la personne la plus invisible de tout ce groupe déjà invisible. Une femme qui parle principalement à travers l’expression de son visage. Avec Mai Linn, on rencontre une personne de l’extérieur, une personne qui a le désir de s’intégrer. Mais son invisibilité et sa capacité d’observation sont aussi des superpouvoirs.
Pouvez-vous parler de votre travail sur la photographie ? Comment avez-vous fait ressortir cette vie intérieure du personnage ?
Je voulais que la caméra cherche Mai Linn du regard dans un premier temps. Ensuite, on alterne entre un regard sur Mai Linn telle qu’elle est présente au monde et son regard à elle sur le monde qui l’entoure. J’ai également utilisé le son pour souligner la richesse de sa vie intérieure, pour montrer son sens de l’humour, son imagination, au travers d’un paysage sonore subjectif.
Votre film est parfois humoristique. Quels sont les genres cinématographiques et les histoires qui vous intéressent en tant que cinéaste ?
J’ai envie de parler des gens qu’on ne voit presque jamais dans les fictions actuelles. Si l’on veut raconter des histoires intéressantes et qui touchent tout le monde, il faut les situer dans des contextes peu abordés, ceux que l’on oublie dans la vie courante. Je veux raconter des histoires qui se passent dans les écosystèmes qui nous entourent, mais auxquels on ne fait pas attention. On n’a pas besoin de diplômes pour être brancardier, et ces métiers commencent à disparaître. Par conséquent, la diversité sur le lieu de travail est mise à mal. Dans une époque où chacun vit dans sa bulle, autant dans le monde virtuel que dans le monde physique, nous avons besoin d’histoires qui donnent de la visibilité à des gens qui passent inaperçus. Quant à l’humour, c’est un élément important dans mes films. Je l’utilise pour créer un contraste avec un sujet plutôt sérieux. L’humour est forcément présent lorsqu’on évoque les relations entre des personnages différents, des personnages qui ne se rencontrent pas d’habitude. Leurs différences créent des malentendus, des conflits, des frictions culturelles et générationnelles.
Cet univers vous est-il familier, ou avez-vous dû faire des recherches ?
J’ai été brancardière plusieurs années, donc oui, ce métier et son univers me sont très familiers. J’ai été touchée par l’invisibilité qui caractérise les métiers du secteur des services, et les professions non qualifiées en général. Pour rendre hommage à mes collègues de travail, qui jouent d’ailleurs eux-mêmes dans le film, j’ai voulu parler de ces personnes invisibles qui font un boulot très important auquel on ne fait pas attention.
Quel est votre court métrage de référence ?
Mon court métrage préféré est To Open, to See de Camilla Figenschou.
Que représente pour vous le festival de Clermont-Ferrand ?
Cela me touche beaucoup que le film soit programmé dans un festival d’une telle envergure. C’est peut-être la preuve qu’il aborde un sujet universel. Comme l’histoire évoque un groupe de travailleurs que l’on ne remarque que rarement, il est émouvant que le film soit vu par beaucoup de gens.
Pour voir Portør (Brancardière), rendez-vous aux séances de la compétition internationale I12.