Breakfast avec Jeunesse perdue
Entretien avec François Zabaleta, réalisateur de Jeunesse perdue
Ce documentaire de neuf minutes est un récit introspectif et rétrospectif à propos d’un voyage de jeunesse à San Francisco. Qu’est-ce qui a déclenché l’envie de mettre en images ce souvenir, de lui donner un destin cinématographique ?
Jeunesse perdue est une petite partie (autobiographique) d’un monologue (qui est en grande partie de la fiction) que j’ai écrit pour le théâtre et dont j’ai tiré un long métrage cet été : Chien perdu. Il m’a semblé que l’histoire de ce jeune homme de vingt ans, de ce jeune rêveur d’Amérique et de cinéma, qui traverse le monde pour devenir le cinéaste qu’il a toujours rêvé d’être, alors qu’il n’a pas d’argent, qu’il parle très mal l’anglais et qu’il ne connaît personne en Californie, me semblait intéressante parce que caractéristique de nombre de gens de ma génération qui ont fait le même voyage pour les mêmes raisons dans les années 70. San Francisco pour moi c’était bien sûr les fantômes de Vertigo. D’autre part je travaille depuis quelques années sur une forme courte de documentaires, qui sont comme des instantanés de cinéma, que j’ai appelés Haïku. J’en ai raconté la genèse à Jean-Pierre Carrier (l’historien du cinéma documentaire, auteur du blog DICOBLOG) :
« Je n’avais jamais envisagé d’écrire et de réaliser des films documentaires. J’avais l’idée, simpliste, que le documentaire traitait nécessairement, par essence, de sujets politiques ou sociétaux. Très vite j’ai compris qu’il n’en était rien. En réalisant mon premier film j’ai constaté que l’intime, l’intimité, ma matière première, pouvait être aussi, à sa façon, politique. Le documentaire me permettait aussi d’être un raconteur d’histoires et un explorateur de formes. C’est dans cet esprit que j’ai voulu tenter de réaliser des films documentaires très courts, que j’ai appelés haïkus cinématographiques. Le documentaire est un genre qui réclame du temps et qui est, de ce fait, rarement associé au court métrage. Le succès de mon film Fuck l’amour (primé à Clermont–Ferrand) qui dure 5 minutes m’a fait réfléchir. C’est alors que j’ai commencé à entrevoir la possibilité de réaliser des films documentaires de moins de 10 minutes où j’exposerai une situation, une prise de conscience, un moment où la vie bascule brusquement, irréversiblement. C’est ce que j’entendais par haïku cinématographique : saisir la quintessence d’un être ou d’une situation dégraissée de tout ce qui l’entoure pour que la brièveté, loin d’être un exercice de style, donne au hors champ (sociétal…) toute sa densité. Exister, en quelque sorte, dans son absence même. Comme l’écrit si justement Roland Barthes dans L’empire des signes* : dans le haïku, la limitation du langage est l’objet d’un soin qui nous est inconcevable, car il ne s’agit pas d’être concis (c’est-à-dire de raccourcir le signifiant sans diminuer la densité du signifié) mais au contraire d’agir sur la racine même du sens, pour obtenir que ce sens ne fuse pas, ne se décroche pas, ne divague pas dans l’infini des métaphores, dans les sphères du symbole. La brièveté du haïku n’est pas formelle ; le haïku n’est pas une pensée riche réduite à une forme brève, mais un événement bref qui trouve d’un coup sa forme juste. »
* Roland Barthes, L’empire des signes (1970, éditions Albert Skira)
Ce qui m’intéressait aussi, c’est que ce film raconte l’histoire d’un échec qui se transforme en dérive urbaine mélancolique d’un jeune homme qui renonce à ses utopies pour devenir une sorte de fantôme, cerné par d’autres fantômes qui semblent le guetter, le virus du sida et le tueur du Zodiaque.
Pourquoi avoir choisi ce titre ?
Pendant le montage de ce film je relisais plusieurs romans de Patrick Modiano dont un, Dans le café de la jeunesse perdue, et ça a été un déclic. Jeunesse perdue était le titre idéal de cette quête de réalisation de soi dans laquelle le personnage principal se perd, perd sa propre trace, devient l’ombre de lui-même, devient un vrai personnage de Modiano.
Vous avez une longue carrière d’écrivain et de cinéaste de courts et de longs métrages. Quelle place tient Jeunesse perdue au sein de votre filmographie ?
Une place à part. J’ai longtemps hésité avant de réaliser ce film parce que j’avais peur qu’il soit trop personnel, trop anecdotique, que le public ne s’y retrouve pas… Et puis j’ai décidé de passer outre et de faire ce film malgré tout. Ce film m’est cher parce que tout y est vrai, les images sont mes vraies images banales et poignantes d’un San Francisco qui n’existe plus. Je m’y montre sans fard. Je n’enjolive rien, je ne force pas le trait. Je raconte les choses à la lettre telles que je les ai vécues. Et je retrouve intact, quarante ans plus tard, le jeune homme au visage d’adolescent acnéique qui cherche à faire briller sa petite lumière, à donner un peu de sens à son passage sur terre.
Vous êtes un habitué des festivals de courts métrages et avez d’ailleurs remporté une mention spéciale du jury avec Fuck l’amour en 2016 au festival de Clermont-Ferrand. Quelle a été l’influence des festivals de courts métrages sur la vie de vos films et sur votre carrière de cinéaste ?
Une influence considérable. Ces festivals m’ont permis de trouver un public (parfois une famille) qui m’a donné le courage ou l’inconscience de continuer à réaliser des films. Je fais des films pour qu’ils soient vus. Je fais des films pour les autres. Et seulement pour les autres. Pour tous les autres. Et les festivals de cinéma qui me font confiance m’apportent de nombreux publics que je n’aurais pu atteindre sans eux.
Quel destin souhaitez-vous à Jeunesse perdue ?
Qu’il donne confiance aux gens, jeunes et moins jeunes. Qu’il leur donne le courage ou l’inconscience d’oser prendre aux mots leurs propres utopies. Qu’il incite son public à prendre des risques. Parce que nous savons tous que la seule façon de traverser la vie en toute sécurité est, précisément, de prendre des risques, de ne jamais arrêter d’en prendre, d’en prendre jusqu’au bout, jusqu’à sa mort. Ceux qui pensent que se protéger, ne rien faire, attendre que ça passe, condamner ceux qui ne partagent pas leur non-choix de vie, est la garantie d’une vie sans heurt se trompent. Ce sont des morts-vivants. La seule façon de vivre vraiment, intensément, est d’envoyer ses certitudes aux orties, de faire la vie buissonnière et d’aller au casse-pipe en chantant.
Quel est l’avenir du format court métrage d’après vous ?
Un avenir radieux. Enthousiasmant. Aujourd’hui le court métrage n’est plus une sorte de passage obligé vers le long métrage. Une sorte de format bâtard, inabouti, pour apprentis cinéastes cherchant à se faire connaître. C’est un format qui a sa pleine légitimité. Nombre de cinéastes et non des moindres n’ont jamais cessé de faire, en plus de leurs longs métrages, des courts et moyens métrages. Contrairement à ce que beaucoup s’imaginent, faire court n’est pas simple. C’est même assez difficile d’embarquer en une poignée de minutes son spectateur. Pour moi c’est de la pure poésie. Et la grâce ça ne se fabrique pas. Elle est comme l’aile d’un ange qui choisit ou non de se poser sur votre épaule. Et comme chacun sait, les anges sont incorruptibles. Impossible de les corrompre.
Demain on reconfine, quels plaisirs culturels conseillez-vous pour échapper à l’ennui ?
La liste est personnelle et pas du tout exhaustive. India Song de Marguerite Duras sublimement remastérisé. Tout ce qu’on peut trouver du cinéaste philippin Lav Diaz dont le dernier film La femme qui est partie est un chef d’œuvre inoubliable. Un de ces films qui changent une vie. Tout Antonioni, Akerman, Apichatpong Weerasethakul, Wang Bing, Jean-Daniel Pollet, Fassbinder, Syberberg, Werner Schroeter, Jean-Pierre Melville, Robert Bresson, Paul Vecchiali, Godard, Jean-Claude Brisseau, Jacques Demy, Alain Resnais, Rohmer, Ozu, Tarkovski, Naruse, Chris Marker, Wiseman, Alain Cavalier, Douglas Sirk, Cassavetes, Kieslowski, Nuri Bilge Ceylan, Lynch, Malick, Kiarostami. Et regarder à l’infini tout ce qu’on peut trouver de l’immense Pina Bausch…
Pour voir Jeunesse perdue, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F1.