Dernier verre avec Traquer
Entretien avec Noëlle Bastin et Baptiste Bogaert, coréalisateurs de Traquer
Comment vous êtes-vous partagé le travail de réalisation ?
Pour Traquer, comme pour certains autres de nos films (Salut travail, Veille, On sourira de nous), on a foncé à deux sur la base d’une envie de film encore imprécise, Baptiste à l’image et Noëlle au son. On s’est retrouvés à suivre François et les chasseurs pendant près de deux ans. Cette équipe réduite au minimum nous a permis plusieurs choses. D’abord, d’être relativement mobiles et discrets en accompagnant les affûts et les chasses. C’est une activité physique, rapide, rôdée, où tout n’a pas le temps d’être expliqué, et qui peut être dangereuse. Être deux nous a aussi facilité l’entrée dans la communauté des chasseurs : deux véganes bizarres cinéastes qui vivent en ville, ça va, c’est encore possible de se faufiler, de parler, de se connaitre et de se comprendre. Une équipe de quatre personnes ou plus, ç’aurait été une autre paire de manches. Foncer à deux nous permet aussi de ne pas s’engluer dans l’écriture de spéculations pour avoir des sous. Aujourd’hui, pour financer un documentaire, il faut s’asseoir tout.e seul.e devant son ordinateur et faire des dossiers dans lesquels on décrit ce qu’on imagine rencontrer – plutôt qu’y aller ! Après, on a quand même dû écrire des dossiers pour espérer payer le travail de postproduction, ce qu’on n’a jamais pu faire. On a déposé 17 dossiers et n’avons eu que des refus. Toutes les personnes qui ont travaillé au film l’ont fait bénévolement, nous les premiers. Pour le reste de la réalisation, en dehors du tournage proprement dit, on a travaillé ensemble, en échangeant en permanence, à douter pour trouver la forme du film, à essayer des choses mauvaises, à s’enthousiasmer parfois, puis à dialoguer avec les technicien.ne.s qui ont bien voulu se joindre à nous dans un second temps. La partie textuelle, qui relève de la relation de Noëlle et François et des souvenirs, a plutôt été l’affaire de Noëlle, même si Baptiste n’était jamais loin.
François est-il le sujet principal du film ou une porte d’entrée sur l’amour de la chasse ?
François a joué un rôle de concierge dans notre premier film (La cour). Pendant les répétitions, on s’est dit qu’on voulait faire un film sur lui. Sa présence nous fascinait tou.te.s les deux, pour des raisons différentes. La chasse n’était donc au départ qu’un prétexte pour le filmer, et pour filmer ce qui s’est avéré représenter le plus clairement nos différences, dans une économie d’images et de sons. C’est une activité qui divise d’emblée, qui montre la fracture entre deux visions du monde. Le « vrai sujet du film » est apparu assez tardivement. On a longtemps cru qu’il s’agissait de la chasse, alors qu’il s’agit de la tentative de sonder le grand écart dans notre relation, de réfléchir à comment dialoguer quand les voies qu’on a prises dans nos vies nous opposent ; ces voies qui étaient pourtant relativement semblables quand on était enfants : on a grandi dans le même village, entouré.e.s des mêmes personnes, on a été aux mêmes écoles maternelle, primaire, secondaire. Il est clair que François étant un garçon et Noëlle une fille, cela change déjà beaucoup dans une éducation et une société genrées. Cela ne surprendra personne si l’on dit qu’il y a peu de chasseuses. Mais il y a d’autres choses fondamentales et qui relèvent du hasard qui guident ces choix de vie différents : les réponses que chacun.e apporte pour se mettre en mouvement, pour trouver de l’excitation à vivre, pour rencontrer des gens et pour appartenir à des groupes qui partagent des valeurs ou s’inscrivent dans une histoire. C’est là qu’on se retrouve chasseur ou cinéaste ; chasseur ou antispéciste. C’est tout de même, bien sûr, un film qui documente la chasse ! Elle fut un moyen, pour nous, de s’intéresser sincèrement au monde de François là où on se contentait avant de dire, de loin, qu’on était contre la chasse. Et si c’est toujours le cas, on comprend mieux pourquoi François dit qu’il ne pourrait pas vivre sans chasser. Le film montre donc nécessairement cette rencontre et cette curiosité.
De quoi provient ou comment a été composé l’échange des textes écrits à l’écran ?
D’échanges que Noëlle et François ont eus, dont la plupart ont été enregistrés, retranscrits puis retravaillés pour les synthétiser. On ne voulait pas que la lecture soit pénible, mais on ne voulait pas non plus vider les discussions de leur substance. L’écrit n’était pas une évidence. François manie bien la parole, il est assez gouailleur. Mais passer par l’écrit nous a permis de recréer une intimité, mais aussi une autre temporalité et un autre lieu que la chasse ; un espèce « d’ailleurs », celui de la relation, en parallèle aux images et aux sons, qui correspondent au monde de François et où Noëlle n’a pas vraiment sa place.
Qu’est-ce qui vous intéressait dans le rapport à la satisfaction de mettre à mort, dépiauter et découper l’animal ?
Ce qui nous intéresse dans le rapport des chasseurs à la mort, c’est que les animaux tués ne sont pas des individus mais des trophées de fin de journée. Il y a une sorte de légèreté, de joie dans la mise à mort d’êtres sentients, puis de fierté quand vient l’heure de les comparer et de se glorifier de la prise, ce qui est très interpellant. Il était important pour nous de montrer les fins de la chasse. Nous voulions éviter l’écueil romantique qui consisterait à idéaliser la chasse et ces « hommes valeureux qui s’aventurent dans les bois en se confrontant à des animaux ». Il ne fallait pas détourner les yeux au dernier moment par souci d’élégance ou par sensiblerie. Des animaux sont traqués, tués puis dépiautés. Cela se fait dans un esprit de jeu, d’amitié et dans une bonne ambiance. C’est ce qui fait de la chasse une pratique complexe, qui tient les chasseurs à quelque chose de très affectif. D’ailleurs, sur cette petite chasse-ci où tout le monde se connait (et qu’il convient de distinguer des énormes chasses de riches), la plupart des chasseurs disent que ce n’est pas le fait de tuer des animaux qui compte, mais l’ambiance, retrouver les copains autour d’une activité commune et ancestrale. On ne peut pas s’empêcher de se dire qu’il est dommage que ce soit celle-là !
Et qu’est-ce qui vous intéressait dans le noir et blanc ?
Le recours au noir et blanc est d’abord venu en cours de tournage, d’une façon presque « pratique » : dans un environnement saturé de vert, nous avions l’impression de ne pas distinguer les formes, de se perdre dans la masse des végétations. On a alors rejoint les mots de la grand-mère d’une amie qui, quand elle vit une photographie d’une portion de forêt qu’elle chérissait, s’est écriée : « Mais c’est écœurant, tout ce vert ! ». De l’absence de couleurs découle une plus grande attention aux formes, une épuration, une intensification des figures humaines qui apparaissent. Le noir et blanc confère à nos images un trouble temporel : généralement lié à une esthétique « du passé », l’époque à laquelle les images sont prises saute néanmoins aux yeux lorsqu’on aperçoit les éoliennes, les voitures récentes, l’agencement du paysage. Mais il arrive aussi que certaines des images prises semblent ne pas s’ancrer dans une année particulière, pourraient avoir été filmées il y a cinquante ans d’ici. Cette étrangeté dans les retournements et aplatissements de temporalités nous intéresse beaucoup, en ce qu’elle s’associe profondément au sujet du film, avec le grand écart qu’il fait entre le passé des souvenirs d’enfance et la relation d’aujourd’hui.
Quel est l’avenir du format court-métrage d’après vous ?
Les films de durées courtes ont souvent moins de contraintes de production, moins la pression d’être conformes pour une distribution, ce qui fait qu’il y a la possibilité d’une vraie liberté dans la forme et dans le ton. On a l’impression que les courts métrages commencent à sortir de cette étape médiocre qui consiste à se faire une carte de visite pour passer au long, et qu’il y a la volonté de chercher la durée que demande le film, forcément différente à chaque fois. Penser préalablement qu’un film doit faire telle ou telle durée pour s’insérer dans une case particulière, c’est plutôt stupide, mais c’est pourtant comme ça qu’une grande partie de l’industrie cinématographique fonctionne. Le problème du court-métrage reste celui de sa diffusion. Les moyens techniques de production se sont démocratisés, il y a énormément de films produits, mais peu d’espace pour les projeter. La plupart des gens, en dehors des professionnels du cinéma ou les cinéphiles avertis, continuent de penser que les court-métrages ne sont pas des « vrais films ». Quelle est la vie d’un court (ou d’un moyen) après sa « carrière » en festival, s’il en a une ?
Demain on reconfine, quels plaisirs culturels conseillez-vous pour échapper à l’ennui ?
En Belgique, on subit toujours un confinement absurdement liberticide, dont les mesures ne font l’objet d’aucun débat public. Les H&M sont ouverts mais les cafés et les cinémas sont fermés… Même si la douceur de certains jours le fait oublier et qu’on trouve toutes sortes de parades plus ou moins légales pour continuer à se maintenir en lien physique, passer la plupart de son temps devant son écran est ennuyeux. Ne pas pouvoir sortir sans but dit légitime et pourrir chez soi sans ami.e.s est ennuyeux. Virtualiser le monde et l’art est ennuyeux, et doit le rester. « Plaisirs culturels pour échapper à l’ennui », ça sonne quand même un peu trop comme une gâterie inoffensive et sucrée donnée par mamy un mercredi après-midi pour consoler de ne pas avoir été invité à un anniversaire. Disons qu’au milieu de l’aridité sociale et contre la « culture virtualisée », il reste la littérature, d’autant que les librairies, elles, sont encore ouvertes. Et, à défaut d’une salle de cinéma, il y a toujours la maigre consolation de quelques films regardés à deux ou plus à la maison.
Pour voir Traquer, rendez-vous aux séances de la compétition labo L1.