Goûter avec Are You Still There? (Toujours là ?)
Entretien avec Rayka Zehtabchi et Sam Davis, coréalisateurs de Are You Still There? (Toujours là ?)
Vous avez créé trois formidables personnages féminins, et la relation fille-mère est finement dépeinte. Comment avez-vous construit ces personnages ?
Rayka : attention, spoiler !… C’est une histoire très personnelle. Mon père est mort durant ma première année d’études. En dépit des recommandations de mon entourage, qui me conseillait de suspendre mes études pour un semestre, je suis retournée sur les bancs de la fac au bout d’une semaine. Je crois que pour passer ce cap, j’avais besoin de me réfugier dans mes études de cinéma et de mettre mon chagrin sur off. Un mois plus tard, alors que j’étais sur l’autoroute, un de mes pneus a éclaté. Je me suis garée sur le bas-côté et ma première réaction a été de faire le numéro de mon père. C’en était fini de l’évitement. Un mois entier de chagrin réprimé m’a sauté à la figure au bord de l’autoroute I-10. Un simple pneu crevé m’a poussée à m’arrêter et à affronter ma nouvelle vie sans lui. C’est ce moment qui m’a inspiré Are You Still There? Quant à la relation entre la mère et la fille, c’est venu facilement, car elle est calquée sur ma relation avec ma mère. Ma mère a toujours été jeune d’esprit et dotée d’une forte personnalité, et après la mort de mon père, elle a réussi à garder tout ça. On aimait bien la métaphore de la mère qui fait démarrer la voiture de Safa aux câbles, lui transmettant son énergie au sens propre, rechargeant au passage ses propres batteries en partageant un moment de complicité avec elle. Pour ce qui est de la dame du magasin de donuts, bien qu’on ne se soit pas trop attardés dessus, car le film est fidèle au point de vue de Safa, on avait envie de lui donner une certaine épaisseur. Au début, elle semble injustement sévère, mais on comprend que c’est une personnalité complexe, qui a aussi ses problèmes, et son humanité finit par ressortir grâce à un petit geste.
Comment arrivez-vous à faire monter la tension dans le film ?
Sam : dès le départ, on savait que ce serait un film lent, où il ne se passe apparemment rien, et que la tension devait être interne ou sous-entendue. Le défi, c’était de raconter l’histoire d’une jeune fille qui passe la journée assise dans sa voiture d’une manière qui soit malgré tout prenante, divertissante et émouvante. Au premier degré, les seuls protagonistes sont le décor et les quelques passants que rencontre Safa. La bande son joue un rôle capital pour mettre en valeur le côté étouffant et chaotique de ce qui l’entoure. Mais l’histoire va plus loin que l’anecdote de la panne de batterie, et on voulait que cette tension sous-jacente remonte subtilement, par petites étapes successives. En donnant des indices au compte-goutte sur le véritable poids qui pèse sur les épaules de Safa, on espérait susciter la tension qui est au cœur du film. Ce qui a mis beaucoup de pression sur notre actrice, qui a porté le film comme une comédienne confirmée. C’est un de ses premiers rôles, et j’ai hâte de voir où cela va la mener.
Vous avez gagné un Oscar avec votre précédent film, Period. End of Sentence. Cette victoire a-t-elle influencé votre approche cinématographique ?
Sam : Period nous a ouvert beaucoup de portes, surtout dans le milieu du documentaire, mais il nous tient à cœur de continuer aussi à réaliser des fictions. Si l’Oscar n’a pas forcément changé notre façon de faire du cinéma, notre expérience en tant que documentaristes a, en revanche, influencé la façon dont notre abordons la fiction. On s’efforce de rendre chaque fiction plus authentique, plus réaliste, à la manière d’un documentaire, et réciproquement, de rendre nos documentaires plus cinématographiques, plus narratifs.
Rayka : dans Are You Still There?, la scène où Safa et Rima tentent de démarrer la voiture au câbles, nous a posé problème. Le résultat était très figé. On a fini par prendre quelques minutes de recul et on s’est aperçu qu’il fallait laisser tomber le script et le positionnement, et gérer ce moment comme un documentaire. On leur a demandé d’oublier leurs repères et leurs répliques, et on les a laissées vivre la situation et réagir à leur guise, ce qui a fonctionné tout de suite. C’était magique. C’est une de nos scènes préférées.
Pensez-vous que le fait d’être deux réalisateurs rend vos films meilleurs que s’ils étaient dirigés par une seule personne ?
Sam : d’une manière générale, étant donné que Rayka s’est très largement inspirée de son expérience personnelle, c’est elle qui a guidé le jeu de Safa et le côté émotionnel du récit. J’ai pris les décisions concernant les éléments formels – l’esthétique et le ressenti du film – bien que sur ces aspects, il est arrivé que nos rôles se chevauchent de temps en temps.
Rayka : le fait d’être si proche d’une histoire peut être un avantage et un inconvénient. Le regard de Sam m’aidait à garantir que l’on faisait un bon film, et pas juste une reconstitution de mes souvenirs. Par exemple, comme je suis américaine d’origine iranienne, on a d’abord écrit le scénario en persan. Pour le casting, on a reçu la candidature d’une actrice libanaise qui avait dû mal lire l’annonce expliquant que l’on acceptait uniquement des actrices iraniennes. On ne comprenait pas un mot de ce qu’elle disait, mais elle nous a vraiment épatés. Après réflexion, Sam m’a convaincue que notre histoire était universelle et qu’il fallait prendre la personne qui la comprenait le plus sincèrement possible. On a traduit le scénario en arabe, engagé un coproducteur libanais, et choisi Safa dans le rôle principal.
Quel est l’avenir du format court métrage d’après vous ?
Sam : je pense que l’avenir du court métrage est intrinsèquement lié à l’avenir des festivals de cinéma. Les festivals ont toujours été indispensables aux courts métrages de qualité et aux jeunes cinéastes, et bien qu’il y ait à présent plein de plateformes pour voir des courts en ligne, l’esprit et les forces vives d’un festival sont irremplaçables. Nous attendons avec impatience le jour où l’on pourra retourner en salle en toute sécurité. En attendant, on ne peut remercier assez les organisateurs et les programmateurs des festivals du monde entier de s’adapter et de continuer à soutenir du mieux qu’ils peuvent les jeunes cinéastes.
Demain on reconfine, quels plaisirs culturels conseillez-vous pour échapper à l’ennui ?
Sam : nous sommes devenus accros à une émission qui s’appelle Grand Designs, qui montrent des gens qui passent plusieurs années à construire la maison de leurs rêves. Ce sont en général des gens ordinaires qui laissent tout tomber pour se consacrer à leur projet et le réaliser, souvent, de leurs mains. Ça nous a incités à décorer et personnaliser notre maison un peu austère, d’autant que nous avons passé beaucoup de temps à l’intérieur cette année.
Pour voir Are You Still there? (Toujours là ?), rendez-vous aux séances de la compétition internationale I10.